Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ame vivante
5 décembre 2021

L'idéal de l'unité humaine (3)

Source: Flickr

                                   Dans la nature physique, les organismes vivants ne peuvent pas vivre entièrement sur eux-mêmes. Ils vivent par des échanges avec les autres organismes vitaux, ou en partie par des écchanges et en partie en dévorant les autres, car tels sont les procédés d'assimilation communs à la vie physique séparée. Par contre, quand la vie s'unifie, une assimilation est possible qui dépasse l'alternative de s'entre-dévorer ou de continuer à rester séparé et distinct en limitant l'assimilation à une mutuelle réception des énergies déchargées par chaque vie sur les autres. Au lieu de cela, les énergies peuvent s'associer et se subordonner consciemment à l'unité générale, qui grandit alors par le processus de leur rassemblement. Quelques-unes d'entre elles, il est vrai, sont tuées et utilisées comme matériaux de nouveaux éléments, mais elles ne peuvent pas toutes être traitées ainsi, elles ne peuvent pas toutes être dévorées par une unité dominatrice, sinon il n'y aurait ni unification ni création d'une unité plus vaste, ni continuité d'une vie plus grande, mais seulement une survie temporaire de l'élément dévorant par la digestion et l'utilisation de l'énergie des dévorés. Pour l'unification des agrégats humains, le problème est donc celui-ci = comment les unités composantes pourront-elles se subordonner à une nouvelle unité sans mourir et disparaître ?

(...) Nous remarquons qu'en Europe comme en Asie, il existe une tendance à former une hiérarchie sociale fondée sur une division en quatre activités sociales différentes = l'autorité spirituelle, la domination politique, la double fonction économique de production et d'échanges commerciaux, enfin le travail et le service subalternes. L'esprit, la forme et l'équilibre qui ont résulté de cette quadruple hiérarchie ont beaucoup varié suivant les parties du monde ou les circonstances, mais le principe initial était presque identique. Partout la même force motrice et la même nécessité poussaient à la création d'une forme de vie commune large et efficace.

(...) La période féodale de l'Europe avec ses quatre ordres -clergé, roi et noblesse, bourgeoisie, prolétariat- ressemble d'assez près à l'ordre indien quadruple avec ses prêtres, soldats, marchands et shoûdra. Le Japon, sous la direction spirituelle et séculière du Mikado, est devenu l'une des unités nationales les plus vigoureuses. La Chine et sa grande classe de lettrés, qui unissait la connaissance spirituelle et séculière et les fonctions exécutives, avec son Empereur Fils du Ciel, a réussi à devenir une nation unie. 

(...) Le conflit de l'Eglise et de l'Etat monarchique est l'une des caractéristiques les plus importantes et les plus capitales de lhistoire de l'Europe. Ce conflit se fût-il achevé par un dénouement contraire, tout l'avenir de l'humanité eût été en péril. En tout cas, l'Eglise a dû renoncer à ses prétentions d'indépendance et de domination du pouvoir temporel. (...) La nation qui est parvenue à ce stade se doit de séparer l'exigence religieuse ou spirituelle de sa vie ordinaire, séculière et politique, en individualisant la religion, ou alors elle doit unir l'une et l'autre par une alliance de l'Eglise et de l'Etat qui soutienne l'autorité unique du chef temporel. (...)

En d'autres termes, si l'institution d'uner hiérarchie sociale fixe semble avoir été une étape nécessaire pendant les premières tentatives de formation nationale, il fallait qu'elle se modifie et prépare sa propre dissolution afin que les étapes ultérieures deviennent possibles. Un instrument qui est bon pour un certain travail et dans certaines conditions déterminées, devient nécessairement un obstacle s'il se perpétue quand les conditions changent et qu'un autre travail doit s'accomplir. Le cours des choses voulait que l'on passât de l'autorité spirituelle d'une classe et de l'autorité politique d'une autre, à la centralisation de la vie commune de la nation grandissante sous une direction séculière plutôt que religieuse. Une Eglise ou une caste sacerdotale prépondérante qui se confine dans sa propre fonction, est incapable de former l'unité politique organisée d'une nation, car elle est gouvernée par des considérations étrangères à la politique et à l'administration et il ne faut pas s'attendre à ce qu'elle leur subordonne ses propres sentiments et ses propres intérêts. Il ne peut pas en être autrement, à moins que la caste religieuse ou la caste sacerdotale ne devienne aussi, comme au Tibet, une classe politique qui gouverne réellement le pays. En Inde, la prépondérance d'une caste guidée par des considérations et des intérêts sacerdotaux, religieux et partiellement spirituels -une caste qui dominait la pensée et la société et déterminait les principes de la vie nationale sans la gouvernmer ni l'administrer réellement- a toujours barré le chemin au développement national. C'est de nos jour seulement, après l'avènement de la civilisation européenne, que les considérations politiques et séculières sont passées au premier plan, qu'une conscience politique générale s'est éveillée.

La deuxième étape du développement de l'unité nationale a donc été marquée par une modification de la structure sociale. Cette étape s'est nécessairement accompagnée d'une forte tendance à abroger jusqu'aux libertés qu'offrait la hérarchie sociale fixe, et elle a généralement concentré le pouvoir entre les mains d'un gouvernement monarchique puissant , sinon absolu. Selon les idées démocratiques modernes, le monarque n'est tolérable que comme personnage décoratif inopérant ou comme un serviteur de la vie de l'Etat, mais il n'est plus indispensable en tant qu'autorité réelle. Pourtant, on ne saurait trop exagérer l'importance historique d'une royauté puissante pour la formation du type national tel qu'il s'est effectivement crée au moyen-âge. Même dans une Angleterre insulaire et individualiste, amoureuse de la liberté, les Plantagenet et les Tudor furent le noyau réel et actif autour duquel na nation a acquis une forme définitive, une vigueur adulte. Et dans les pays du continent, le rôle joué par les Capétiens et leurs successeurs en France, par la maison de Castille en Espagne et les Roumanov ou leurs prédecesseurs en Russie est encore plus frappant. Le Mikado a joué le même rôle pour la transformation du Japon en une nation de type moderne, l'instinct des rénovateurs l'a fait sortir de sa réclusion impuissante pour satisfaire à ce besoin intérieur. En Chine révolutionnaire, l'essai de brève dictature peut tout autant être attribué à ce même sentiment. (...)

Mais cette phase du développement national, quelque salutaire qu'ait été son rôle particulier, s'accompagne presque fatalement d'une suppression des libertés internes du peuple. C'est ce qui explique la sévérité avec laquelle la pensée moderne a jugé le vieil absolutisme monarchique et ses tendances. Car c'est toujours un mouvement de concentration, de resserrement, d'uniformité, de contrôle rigoureux et de direction à sens unique. (...)

L'Etat monarchique a écrasé ou subordonné les libertés religieuses des hommes et fait d'un ordre ecclésiastique servile ou complaisant le prêtre de son droit divin, et de la religion la servante du trône séculier. Il a détruit les libertés de l'aristocratie tout en lui laissant ses privilèges, et encore ceux-ci ne lui étaient-ils laissés que pour soutenir et étayer le pouvoir du roi. Après s'être servi de la bourgeoisie contre les nobles, il a détruit ses libertés civiques réelles et vivantes chaque fois qu'il le pouvait et ne lui a laissé que quelque forme extérieure de liberté avec sa part de droits et de privilèges spéciaux. Quant au peuple,il n'avait aucune liberté à perdre. Ainsi l'Etat monarchique a concentré entre ses mains toute la vie de la nation. L'Eglise l'a servi avec son influence morale, les nobles avec leur tradition et leurs aptitudes militaires, la bourgeoisie avec le talent ou la chicane de ses hommes de loi, avec le génie littéraire ou le pouvoir administratif de ses érudits et de ses penseurs, avec le talent naturel de ses hommes d'affaires. Le peuple a payé les impôts et servi de son sang les ambitions personnelles et nationales de la monarchie. Mais toute cette structure puissante, cette organisation étroitement tissée, était condamnée par son triomphe même et prédestinée à l'écroulement d'une chute brutale, ou d'une abdication graduelle plus ou moins involontaire devant les influences et les nécessités nouvelles. La structure monarchique a été tolérée et supportée aussi longtemps que la nation sentait consciemment ou subconsciemment sa nécessité et sa justification. Dès que son rôle eut été rempli et que son utilité eut disparu, la vieille contestation est revenue, dès lors pleinement consciente, et il n'était plus possible de la repousser ni de la supprimer d'une facon permanente. En faisant de l'ordre ancien un vulgaire simulâcre, la monarchie avait détruit ses propres fondements. L'autorité sacerdotale de l'Eglise, une fois contestée pour des raisons spirituelles, ne pouvait plus longtemps subsister par des moyens temporels, par l'épée et la loi. L'aristocratie, qui avait gardé ses privilèges en perdant ses fonctions réelles, était devenue odieuse et contestable pour les classes inférieures. La bourgeoisie, consciente de son talent, irritée par son infériorité sociale et politique, éveillée par la voix des penseurs, prit la tête du mouvement de révolte et fit appel à la populace. Les masses (muettes, opprimées, douloureuses) se soulevèrent avec le nouvel appui qu'on leur avait autrefois refusé et renversèrent toute la hiérarchie sociale. D'où l'effondrement du monde ancien et la naissance d'un âge nouveau.

Nous avons vu la justification du grand mouvement révolutionnaire. L'entité nationale ne se forme pas et n'existe pas pour elle-même. Sa raison d'être est de fournir le cadre d'une agrégation plus vaste où le génie de l'espèce, et non plus seulement de quelques classes ou de quelques individus, pourra progresser vers un développement humain  complet.

Tant que le travail de formation est en cours, ce développement plus large peut être retardé, et la considération primordiale doit être l'ordre ou l'autorité, mais dès que l'existence de l'agrégat est assurée et que celui-ci ressent le besoin d'une expansion intérieure, il n'en va plus de même. Alors les vieux liens doivent éclater et les moyens qui avaient servi à la formation doivent être maintenant rejetés comme des obstacles à la croissance. La liberté devient le mot d'ordre du genre humain. L'ordre ecclésiastique , qui supprimait la liberté de pensée et le progrès éthique et social nouveau, doit être dépossédé de son autorité despotique afin que l'homme devienne mentalement et spirituellement libre. Les monopoles et les privilèges du roi et de l'aristocratie doivent être détruits afin que tous puissent avoir leur part de la puissance, de la prospérité et de l'activité nationales. Enfin, le capitalisme bourgeois doit être amené, par la persuasion ou la contrainte, à consentir à un ordre économique d'où la souffrance, la pauvreté et l'exploitation seront éliminés et où la richesse de la communauté sera plus équitablement partagée entre tous ceux qui contribuent à la créer. Dans tous les domaines, les hommes doivent entrer en possession de leu dû, réaliser la dignité et la liberté humaines qui sont en eux et donner libre essor à leurs capacités les plus hautes.

Mais la liberté est insuffisante, la justice aussi est nécessaire et devient une revendication pressante. Dans un ordre social équitable, les chances doivent être égales pour tous. Une égale éducation doit permettre à chacun de développer et d'utiliser ses facultés. Une part égale aux avantages de la vie de l'agrégat doit autant que possible être réservée à ceux qui contribuent à son existence, à sa vigueur et son développement par leurs capacités. Comme nous l'avons noté, ce besoin d'expansion interne aurait pu prendre la forme idéale d'une libre coopération guidée et protégée par une autorité centrale sage et libérale qui aurait représenté la volonté commune. Mais en fait, nous sommes revenus à la notion antique d'un Etat absolu et efficace, non plus monarchique, ecclésiastique ni aristocratique, mais séculier, démocratique et socialiste, où la liberté est sacrifiée au besoin d'égalité et à l'efficacité de l'agrégat. Peut-être la liberté et l' autorité, la liberté et l'efficacité organisées ne peuvent-elles pas se concilier d'une facon tout à fait satisfaisante tant que l'homme individuel et collectif vit dans l'égoïsme, tant qu'il est incapable d'opérer une profonde transformation spirituelle et psychologique  et de dépasser la simple association collective pour s'élever jusqu'au troisième idéal, que par une vague intuition les penseurs révolutionnaires de France ont ajouté à leur mot d'ordre de liberté et d'égalité -le plus grand des trois, bien qu'il ne soit encore qu'un mot vide de sens sur les lèvres des hommes- l'idéal de fraternité, ou, traduit d'une facon moins sentimentale et plus vraie = l'idéal de l'unité intérieure. Cet idéal, aucun mécanisme social, politique ni religieux ne l'a jamais créé et ne peut le créer. Il doit prendre naissance dans l'âme et jaillir du dedans, des profondeurs cachées et divines. 

 

 Sri Aurobindo

 

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Oui, je pense que l'Etat a instauré une nouvelle religion, celle de la science, que nous devons vénérer, à laquelle nous devons croire inconditionnellement, et qui nous est imposée grâce à des méthodes totalitaires.
Répondre
C
Dès l'époque de Constantin, l'état a essayé d'empiéter sur le religieux. Une des innovations fondamentales du catholicisme a été de distinguer temporel et spirituel, ce qui ne se faisait pas avant, et qui apparemment ne se fera plus après. L'état laïc de nos jours a repris ses prétentions religieuses totalitaires. Pour le comprendre, il n'y a qu'à voir comment ne pas croire au discours de l'état en matière de covid, est devenu une sorte de blasphème. Idem pour tous les discours propagandistes défendus par l'état.
Répondre
Ame vivante
  • Bonjour, je me propose d'écrire sur ce blog mes réflexions au jour le jour, mes coups de coeur, mes interrogations, mes agacements parfois aussi. Nous vivons une période cruciale dans l'histoire de l'humanité. Restons éveillés !
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Newsletter
0 abonnés
Publicité